L’École polytechnique a eu la bonne idée d’organiser jeudi 17 et vendredi 18 mars un colloque en l’honneur de Benoît Mandelbrot (1924-2010, X1944). J’ai participé à la matinée du vendredi, et en avais profité pour me racheter la veille son livre Les objets fractals (première édition 1975) dans l’excellente collection de poche Champs Flammarion de livres scientifiques de référence. Quelques idées en vrac à la suite de ces lecture et conférence, dans un article un peu plus long que de coutume.
Le livre de Mandelbrot n’est pas facile (pour une introduction plus facile aux fractales, je conseille Universalités et Fractales de B. Sapoval, toujours dans la même collection) – mais les chapitres 1 (Introduction), 14 (lexique de néologismes) et 15 (repères biographiques) sont passionnants du point de vue de l’épistémologie et de l’histoire des sciences. La partie mathématique est fondée sur la notion de dimension, dimension fractale évidemment – c’est LA manière d’aborder les fractales (ce que j’ai fait dans le chapitre 20 de mon premier ouvrage), par la DIMENSION comprise entre 1 et 2 (courbes fractales, de périmètre infini et délimitant une surface finie), entre 0 et 1 (poussières de Cantor), voire entre 2 et 3.
Pourquoi le terme de dimension fractale et non fractionnaire ? Mandelbrot explique : il existe des fractales de dimension 1 ou 2, et aussi des fractales de dimension π/2 – le terme « fractionnaire » faisant plutôt référence à un rationnel (pas à un entier ni à un irrationnel) ne convenait donc pas.
Du point de vue histoire des sciences, Mandelbrot nous rappelle quelques éléments : les travaux de Robert Brown (1773-1850) sur le « mouvement brownien » datent de 1827 – en fait c’est plus ancien qu’on ne l’imagine généralement. On sait que Jean Perrin (1870-1942, prix Nobel de physique 1922) travaille sur le mouvement brownien à la suite d’Einstein – Mandelbrot nous rappelle l’importance de la préface du livre de Perrin, Les Atomes (1913) (toujours dans cette même bibliothèque Flammarion), préface injustement méconnue selon lui – et c’est vrai ! C’est Perrin (et non Mandelbrot) qui introduit la mesure de la côte de la Bretagne – et Mandelbrot enfonce le clou : la géométrie fractale est bien une geos- metrios-, une mesure de la terre.
Que Mandelbrot rende à César (Perrin) ce qui lui appartient (et que pourtant on attribue généralement à Mandelbrot), montre son honnêteté intellectuelle. Ce que nous confirme Wendelin Werner (médaille Fields) dans sa conférence à l’X : quand (plus) jeune mathématicien il allait voir Mandelbrot pour discuter certaines des idées de BM, ce dernier distinguait toujours ce qu’il avait intuité lui, de ce qui relevait de l’intution d’autrui, par exemple de Werner. Il laissait ainsi libre cours à l’imagination et à la créativité mathématique de ses élèves ; d’autres se seraient empressés d’agréger l’une à l’autre. Bel hommage.
Autre bel hommage de Werner : quand il était petit, il admirait les couvertures (et les contenus) consacrées aux fractales par le magazine Pour la Science – hommage aussi à Philippe Boulanger, créateur de ce magazine en France, et membre du comité d’organisation du colloque de l’X. Pour Werner, Mandelbrot faisait rêver les mathématiciens en herbe avec ses images : forme d’émerveillement aux mathématiques par la géométrie (comme d’autres ont flashé sur la physique avec les expériences du Palais de la Découverte) – des mathématiques visuelles comme les pratique encore Werner. Celui-ci a obtenu un de ses plus beaux résultats sur la base des travaux de Mandelbrot, et nous l’a expliqué dans la conférence : la dimension fractale de l’enveloppe d’un mouvement brownien plan est toujours 4/3.
De la conférence de W. Werner, on retiendra aussi la notion de lacet brownien (mouvement brownien plan où l’on force le point d’arrivée au point de départ), et surtout celle de marche auto-évitante (on force le mouvement à ne jamais revenir à un point sur lequel il est déjà passé). On retiendra aussi le tapis de Sierpinsky, poussière de Cantor bi-dimensionnelle (dans la poussière de Cantor, on évide le tiers central d’un segment à chaque itération ; dans le carré de Sierpinsky, on évide des carrés par découpage en 3*3 (ci-dessous).
D’autres conférences étaient aussi fort intéressantes. Deux autres conférenciers (sur les quatre conférences auxquelles j’ai assisté, en sus de B. Sapoval et W. Werner) étaient mathématiciens… et polytechniciens, cela m'a fait plaisir ! Laurent Calvet (X88), professeur de finance à HEC, a rappelé la notion d’invariance d’échelle en analyse financière : sur une courbe de rendement d’actifs, qu’on regarde ses variations au niveau annuel, mensuel, ou quotidien, il y a auto-similarité (de type fractale). Stéphane Jaffard (X81), professeur à Paris XII, nous a parlé de la multifractalité. Bernard Sapoval a détaillé l’application des fractales aux poumons – voir un des premiers articles du présent blog, suite au prix du magazine La Recherche reçu par Sapoval en juin 2006.
J’ai oublié de parler de l’inévitable discours officiel : le représentant du ministère a cru bon de conclure (donc en y attachant une certaine importance) qu’il se plaisait à penser que Mandelbrot, de nos jours, ne serait pas parti faire sa carrière aux Etats-Unis… Je suis toujours gêné quand on fait parler les morts – et là c’était étrange, dans un colloque d’hommage, que prétendre réécrire la vie du défunt. Comme un écho à cette rodomontade, j’ai trouvé dans un article récent de Stéphane Jaffard dans l’excellent site Image des maths une phrase de W. Werner (tout se recoupe, comme un mouvement non auto-évitant) : « Si j’avais fait le lycée tel qu’il est aujourd’hui, je n’aurais probablement pas continué en mathématiques ». CQFD.
Revenons à l’ouvrage de Mandelbrot. L’explication de sa démarche scientifique en p.16-19 est lumineuse. BM n’a pas peur d’indiquer qu’il veut « fonder une nouvelle discipline scientifique » ; qu’il a remonté un grand nombre de « filières historiques ». Il s’est « activement cherché des prédécesseurs, plutôt que les fuir », tout en sachant que « celui qui se recherche activement des précurseurs fournit des munitions à celui qui voudrait le dénigrer ».
Ainsi BM rappelle que « le concept de dimension fractale fait partie d’une certaine mathématique qui a été créée entre 1875 et 1925 ». Il cite, on l’a vu, le physicien Jean Perrin, et aussi les mathématiciens Paul Lévy et Louis Bachelier. BM considère Paul Lévy (X1904) comme « son maître », le premier à extraire les probabilités de la condescendance amusée des mathématiciens de l’analyse – j’avais essayé de mettre en valeur cette figure dans une conférence à Bercy lors du bicentenaire du Corps des mines en octobre 2010 (ici, cliquer Colloques historiques, puis mines ; ce site de Bercy est curieusement fait). Concernant Louis Bachelier, Mandelbrot fut un des premiers à tirer de l’oubli ce précurseur, « un personnage presque romantique », le premier utilisateur du mouvement brownien dans les probabilités financières dans sa thèse de 1900. Il rappelle aussi comment les fractales (notamment le flocon de Koch 1903) font leur apparition dans le cadre des « monstruosités mathématiques », les courbes continues partout et dérivables nulle part – BM cite le mathématicien Charles Hermite (1822-1901) qui « se détourne avec effroi et horreur de cette plaie lamentable des fonctions qui n’ont pas de dérivée ».
Paul Lévy
En vrac, pour terminer, on trouvera dans le livre de BM, avec forces schémas (Werner disait que les schémas informatiques de Mandelbrot en 1975 restent meilleurs que ceux que lui obtient maintenant sur son ordinateur !) : la courbe de Peano, fractale un peu spéciale car elle a des points doubles (et même une infinité) ; la poussière de Cantor ; l’escalier du diable ; la distribution fractale des galaxies et une résolution possible du paradoxe d’Olbers (ou paradoxe de la nuit noire) ; les îles fractales de dimension 1,3 environ ; la géométrie des turbulences en hydraulique, et celle des savons. Aussi un chapitre XIII sur les néologismes français qu’il crée (fractale, où il explique le féminin, le masculin, le pluriel « comme navals »), ou qu’il exhume (voir le savoureux article sur l'expression d'ancien français à randon, au hasard, qui reste en français avec randonnée, marche au hasard, mais qui est passée en franglais avec l’affreux random).
Bref, cher Benoît, tu m’autoriseras ce tutoiement polytechnicien, tu nous traces un chemin passionnant dans l'histoire des sciences, Brown - Cantor - von Koch - Bachelier - Paul Lévy - Jean Perrin - Mandelbrot - Sapoval - Werner et de nombreux autres, tes élèves. Tu nous feras encore rêver longtemps avec ta « nouvelle discipline », ta démarche scientifique et ton érudition historique…