
Je ne parle pas souvent de livres dans ce blog, mais ai décidé de parler d’un livre de biologie en ouvrant une rubrique de biologie – il faut innover dans un blog. Pour la première fois j’ai terminé un livre de biologie, ce qui pour moi comme pour d’autres formés intensément aux maths et à la physique est une prouesse… Il s’agit de l’ouvrage L’Homme-Thermomètre, de Laurent Cohen (Odile Jacob 2003). À travers l’étude d’un cas clinique d’alexie pure (impossibilité de lire), cet ouvrage nous emmène à la découverte de la zone cérébrale de la lecture, jusqu’à la « zone de la forme du mot » (pour les zones cérébrales du langage, différentes, on pourra lire l’article BibNum de Roland Bauchot sur Broca, cf. blog). J’y ai découvert de nombreux points intéressants voire étonnants, en voici un échantillon, en vrac :
1°) l’homme, le chien, le tigre ont les yeux placés côte à côte, avec à peu près le même champ visuel (quand vous fermez un œil, seul un croissant visuel extrême vous échappe). En revanche le lapin, la chèvre ont leurs yeux sur le côté : l’œil droit voit à droite, l’œil gauche à gauche. Il se pourrait que ce soit un effet de la sélection naturelle : les animaux proies ont les yeux sur le côté pour repérer l’attaque d’où qu’elle vienne, les animaux prédateurs ont les yeux devant pour mieux ajuster leur poursuite et leurs bonds.
La zone V1 est la zone primaire d'arrivée de la sensation visuelle, sur les deux hémisphères, dans la zone occipitale (nuque).
2°) la « zone de la forme du mot » est activée par des faux mots qui pourraient être vrais, comme CHIGNADOURLE, elle l’est beaucoup moins par des chaînes imprononçables comme FRDTJLP.
3°) l’alexie pure est la lésion de la « zone de la forme du mot » (et de celle-là seulement, ce qui est intéressant cliniquement mais assez rare), par exemple suite à un accident vasculaire cérébral (AVC). Parmi les symptômes, par exemple, le patient ne peut lire le mot MONDE, mais peut le reconnaître quand on lui présente le journal Le Monde. Il peut aussi y avoir alexie sans agraphie, le patient sait écrire mais non lire, y compris les mots qu'il vient d'écrire.
4°) une rééducation de l’alexie pure est fort possible, le patient arrivant à suivre mentalement la forme des lettres et à lire vite. Mais, la zone de la forme du mot restant endommagée, cette lecture post-rééducation se trahit par un temps de lecture proportionnel à la longueur du mot. Car chez le lecteur « normal », le temps de lecture (jusqu’à huit lettres) n’est pas proportionnel à la longueur du mot. L’enfant qui apprend à lire déchiffre et sa durée de lecture est proportionnelle à la longueur des mots, mais l’enfant qui sait lire ou l’adulte identifie en parallèle toutes les lettres du mot, grâce à la « zone de la forme du mot ». Ce n’est plus vrai quand le mot revêt une graphie particulière, comme une aLtErNaNcE de majuscules et de minuscules, auquel cas le temps de lecture redevient proportionnel à la longueur.
5°) enfin, last but not least, il existe, je le savais, des patients non conscients d’être paralysés du côté gauche (le médecin leur présente leur propre main gauche, ils disent « je vais vous casser les doigts »). Examinons maintenant les zones visuelles. Vous êtes normal, vous ne voyez pas derrière votre tête, mais vous n’avez pas l’impression qu’il y a du noir aux confins de votre champ de vision – votre système visuel ne possède simplement aucune représentation de ce qui est derrière vous. Il pourrait en être ainsi de certains patients ayant perdu la moitié de leur champ visuel (à gauche par exemple) et qui n’en sont pas conscients. Et aussi de certains patients entièrement aveugles sans en être conscients (patients anosognosiques).
L'incertitude a de tous temps accompagné les progrès de la science et de l'industrie: la peur de l'incertain est la face cachée de toute création ou innovation. Une attitude alimente l'autre : anticiper, prévoir, sont producteurs d'innovation, d'imaginaires créateurs, mais aussi de replis, de sécurisations, de « précaution » risquant en retour de tétaniser la société. On retrouve en permanence cette ambivalente vis-à-vis de la science, qui se nourrit de la science elle-même : elle prend ses racines dans certains courants philosophiques des Lumières (Rousseau) ou de l'utopie (Fourier) ; elle est aujourd'hui théorisée par des réflexions philosophiques plus radicales, comme l'hypothèse Gaïa de James Lovelock ou la Deep Ecology du norvégien Arne Naess.
Le dernier texte BibNum porte sur « l’esprit taupin ». Les polytechniciens n’y sont pas à la fête, pas étonnant de la part d’un universitaire comme Bouasse aux dents acérées, y compris avec ses collègues ! D’une autre côté, dans l’éternel débat universités/grandes écoles qui refait florès en ce début d’année 2010 (cf. mon papier de 2002), cet article BibNum fait pendant au précédent où le normalien et mathématicien André Weil, le frère à Simone, ne manque pas d’égratigner la Faculté. 1 partout.
Bon. Parlons physique, un peu. Plus intéressant que la politique. Ce texte de Bouasse mentionne la machine d’Atwood, du nom du physicien britannique (1746-1807). Wikipedia nous indique que beaucoup de machines d’Atwood sont cachées dans les placards des lycées, qu’avant elles étaient utilisées pour illustrer le principe de Newton f = mγ.
Le problème en effet, pour faire de la physique expérimentale (chère à Bouasse), est que g, accélération de la pesanteur, est élevé ! On avait illustré la chute des corps de Galilée dans un billet précédent : chute de 2m en 0,6 sec, pas le temps de voir grand’chose. Alors Atwood a ralenti l’accélération de la pesanteur !
Vous mettez deux masses m en équilibre autour d’une poulie. Et vous allez étudier le mouvement uniformément accéléré pour une surcharge s sur l’une des deux masses m… Pour aller vite, la force supplémentaire sg s’applique au système en équilibre, et l’ensemble formé des deux masses et de la surcharge (2m+s) vient à subir une accélération γ telle que (2m+s) γ = sg, soit γ = [1/ (1+2m/s)]g
γ est bien évidemment plus faible que g – les masses descendent plus lentement que sous l’action de la pesanteur : tout se passe comme si on avait réduit l’action de la pesanteur d’un facteur (1+2m/s). Mais ce n’est pas encore l’apesanteur comme Hawking en ZeroG !
Alors, vite, sortons les machines d’Atwood des placards !
Au cours d’une réunion au ministère de la recherche, la personne présentant un projet répétait plusieurs fois, à propos de différents tags et mot-clefs sur des sites Internet, les mots magiques de plus petit commun multiple (PPCM) et de « plus grand commun multiple ». Primo, cette notion-là n’existe évidemment pas. On peut toujours trouver un multiple plus grand à deux nombres quand on en a trouvé un qui est commun ! Secundo, les choses se corsent, même l’emploi du terme « plus petit commun multiple » était erroné, puisqu’en fait le plus grand commun diviseur (PGCD) est évidemment plus petit que le PPCM. C’est Euclide qui développe ces notions dans son Livre VII.
Donc, quand on manipule ces notions en langage courant (je ne m’y risquerais pas), on doit parler de plus grand diviseur commun (ou plus grand facteur commun, pour prendre un terme moins mathématique) pour un concept sous-jacent à deux idées, et de plus petit commun multiple pour un concept englobant ces deux idées.
Pour illustrer ceci avec des lettres et non avec des chiffres (c’est une ruse) : PC est le plus grand truc (mais il est petit) pour PPCM et PGCD, et PPCMGD est le plus petit machin (mais il est grand) pour ces deux mêmes termes – on ne répète pas le C et on ne met pas trois fois P, c’est pour cela que le plus-petit-machin-qui-en-fait-est-plus-grand-que-l’autre-truc a dans ce cas six lettres et non huit.
Au fait, à quoi est égal le produit du PPCM et du PGCD de deux nombres ? Vous pouvez répondre à cela juste avec mon petit exemple ci-dessus.
La dernière livraison BibNum porte sur La Géométrie de Descartes. Elle est, au même titre que La Dioptrique et Les Météores, partie intégrante du fameux Discours de la méthode – ce sont même des « essais de cette méthode ». À notre époque où philosophie et mathématiques sont fort disjointes, ceci mérite d’être rappelé – dès 1826, curieusement, dans son édition de Descartes, le philosophe Victor Cousin disjoignait les trois « livres scientifiques » du Discours initial.
Je reste sur le plan mathématique dans ce billet. J’avais déjà été fasciné (cf. mon ouvrage Les Indispensables mathématiques et physiques, chapitre 6) par la construction géométrique par Descartes de la racine carrée d’une longueur, à partir d’un cercle (voir figure 3 du commentaire par André Warusfel du texte BibNum). J’ai à nouveau été fasciné, cette fois-ci par la construction géométrique par Descartes des racines d’un polynôme du second degré :
Soit à résoudre géométriquement (à la règle no graduée et au compas) l’équation z² = az + b², avec a positif.
On trace un triangle rectangle tel que LM = b (racine carrée, au besoin construite préalablement, du coefficient connu b² de l’équation), et LN = ½a. On prolonge MN, base du triangle ainsi construit, jusqu’à un point O tel que NO = NL (construction au compas du cercle de centre N et de rayon NL, O est l’intersection de ce cercle avec la base MN du triangle).
Alors, comme dit Descartes, « la toute OM est la ligne z cherchée ». Et « elle s’exprime en cette sorte » :
En effet MO = NO + MN = NL + MN =½a + √(LN² +ML²) = ½a + √(a²/4 +b²) On peut vérifier que z² = az + b² ou, par la méthode du discriminant ∆, résoudre z² – az – b² = 0 et retrouver la valeur ci-dessus comme étant la racine positive de l’équation.
Quizz : savez-vous ce que représente le point P dans notre équation ? et pour Descartes que représente-t-il (il en parle plus loin dans son texte) ?
(réponse tardive le 10 octobre 2019 suite à un échange Twitter : P représente la solution de l'équation z² = – az + b² | NB : dans les constructions géométriques, ce qui est ici le cas, un point représente un nombre : c'est le principe même de la construction des nombres)
À chanter sur l’air de Joyeux anniversaire… mais c’est quoi un super-anniversaire ? Il correspond à la date de votre naissance (jusque là rien de neuf) – mais aussi au jour calendaire de votre naissance : vous êtes né un dimanche, et votre anniversaire tombe un dimanche.
Ça n’arrive pas tous les jours (d’anniversaire !)… Chaque année, le 6 décembre (pour prendre ma date) se décale d’un jour – en 2008 c’était un samedi et en 2009 ce sera un dimanche – sauf quand s’intercale un jour bissextile auquel cas cela se décale de deux jours – par exemple en 2007 (avant le jour bissextile du 29 février 2008) c’était un jeudi.
À quels âges avez-vous votre super-anniversaire ? J’ai fait le calcul à la main, pour vous, d’ailleurs à la main on apprend plus qu’à faire un programme. En fait on trouve un « motif », comme dans une frise, écrivons-le par exemple +6/+5/+6/+11, on aurait pu l’écrire +6/+11/+6/+5, +5/+6/+11/+6 ou +11/+6/+5/+6. Du coup, savez-vous que le monde est divisé en quatre catégories de personnes, à part des mutants dont on reparlera ? Cela dépend comment s’enclenche le motif à votre naissance :
Catégorie A : nés pendant les 365 jours suivant un jour bissextile, par exemple du 1er mars 1980 au 28 février 1981 : +6/+11/+6/+5 : vous avez votre super-anniversaire à 6, 17, 23, 28, 34, 45, 51, 56, 62, 73, 79, 84, 90, 101….ans
Catégorie B : nés pendant les 365 jours suivant ceux-là, par exemple du 1er mars 1981 au 28 février 1982 : +6/+5/+6/+11 : vous avez votre super-anniversaire à 6, 11,17, 28, 34, 39, 45, 56, 62, 67, 73, 84, 90, 95,101….ans
Catégorie C : nés pendant les 365 jours suivant ceux-là, par exemple du 1er mars 1982 au 28 février 1983 : +11/+6/+5/+6 : vous avez votre super-anniversaire à 11, 17, 22, 28, 39, 45, 50, 56, 67, 73, 78, 84, 95, 101…ans
Catégorie D : nés pendant les 365 jours suivant ceux-là (ou précédant un jour bissextile), par exemple du 1er mars 1983 au 28 février 1984 : +5/+6/+11/+6 : vous avez votre super-anniversaire à 5, 11, 22, 28, 33, 39, 50, 56, 61, 67, 78, 84, 89, 95, 106… ans
Quelques mots d’explication dont vous avez sans doute déjà l’intuition : s’il n’y avait pas de jour bissextile, le motif serait +7 (vous retrouveriez votre jour de naissance tous les sept ans puisqu’il n’y aurait décalage que d’un jour par an, appelons ce +7 une pseudo-semaine). Comme il y a jour bissextile, +6 c’est quand il y en a un dans la pseudo-semaine (cela accélère le rythme car on saute un jour dans la pseudo-semaine), +5 c’est quand il y en a deux dans la pseudo-semaine (on saute deux jours dans la pseudo-semaine), +11 c’est quand un des jours sautés est le jour calendaire de votre naissance….
Et le motif donne un invariant qui est, par commutativité de l’addition, la somme des chiffres le composant +6/+11/+6/+5 = +28. Toutes les catégories de populations que j’ai ainsi créées ont un point commun, elles ont toutes un super-anniversaire à 28, 56, 84…ans. Enfin, nous avons trouvé un point commun à toute l’humanité, et il est mathématique !
Toute l’humanité…mais les mutants, nés un 29 février, que se passe-t-il pour eux ? sont-ils des mutants ? (je vous laisse cela en quiz, c’est facile)
Par ailleurs, je fais des statistiques de lectorat sur mon blog, et ai absolument besoin de connaître dans quelle catégorie vous êtes (accessoirement combien de super-anniversaires vous avez déjà eus ?), si vous voulez le mettre en commentaires, je montrerai l'exemple une fois le quiz résolu !
La lecture du livre de Marcel Berger (Géométrie vivante, ou l'échelle de Jacob, Cassini 2009 – livre ardu mais passionnant – il porte bien son titre, c'est vivant) m'a ouvert les yeux sur la géométrie du tore – un tore c'est un beignet ou une bouée ou un pneu. Il existe quatre familles de cercles à la surface d'un tore : les méridiens (on coupe des tranches de bouée comme un saucisson), les parallèles (on coupe par un plan parallèle à l'eau, pour une bouée), et les cercles de Villarceau – mais où sont ces cercles ? Berger nous dit qu'il a été abasourdi, à l'âge de 16 ans, de découvrir l'existence de ces cercles, et qu'il a même coupé un anneau en bois afin de les voir….. Moi-même, quelques années après mes 16 ans, je suis aussi abasourdi – mais où sont ces cercles ?
(figure ci-dessus, extraite du livre de Berger – assez sympa qu'il y ait certaines figures à la main – çà désacralise) Ces cercles correspondant en fait à la coupe par un plan bitangent : c'est-à-dire un plan horizontal tangent en haut d'un côté de la bouée, passant par le centre, et tangent en bas de l'autre côté de la bouée. Berger nous dit en légende : "Le lecteur pourra se convaincre à sa façon de la réalité des cercles de Villarceau"
J'aime bien ce genre de légendes : çà marche, car finalement le lecteur se prend au jeu. La page Wikipedia est certes intéressante; je ne suis pas sûr qu'Yvon Villarceau aurait décrit « ses » cercles (qui, au passage, étaient connus bien avant lui !) ainsi, avec des équations cartésiennes ou avec la fibration de Hopf ! le seul problème c'est que je ne comprends pas l'animation sur la page... Alors, pour me « convaincre », j'ai essayé une autre construction.
Je prends un plan vertical qui coupe le tore, et je vais le faire pivoter à 90° en un plan horizontal qui coupe le tore, en regardant les positions intermédiaires. Donc au départ (à gauche ci-dessus), plan vertical, deux tranches de saucisson (méridiens). A l'arrivée (à droite ci-dessus), deux cercles concentriques (parallèles). Et entre, que se passe-t-il ?
1) On part de la gauche, on incline notre plan, les deux points marqués à droite (ainsi que les symétriques à gauche, non marqués) restent les mêmes ; la surface de coupe du plan par le tore devient une espèce de haricot – je n'en suis pas sûr mais je pense que c'est cela. Pour s'en "convaincre", on coupe un bout de cylindre par un plan (ellipse), on tord en tore le bout de cylindre, l'ellipse se tord.
2) On part de la droite, on incline notre plan, les deux points marqués à droite (ainsi que les symétriques à gauche, non marqués) restent les mêmes ; le cercle extérieur s'aplatit en ellipse, le cercle intérieur s'agrandit en ellipse – on peut l'illustrer ainsi : les deux points marqués sur figure ci-dessus restent fixes quand on fait tourner notre plan, et les autres points, à 90°, donnent la figure ci-dessus quand notre plan part de l'horizontale (ci-dessus à droite); la distance au point extérieur diminue de OA en OA', celle du point intérieur OB augmente.
Mais alors, encore une fois, où sont-ils ces fameux cercles de Villarceau ? eh bien, on va les trouver à la place du point d'interrogation ci-dessus, comme une animation des figures voisines, par la droite ou par la gauche :
A gauche, les deux figures vont peu à peu se rapprocher pour former deux cercles, le périmètre externe d'une des figures (vert à gauche) venant relier le périmètre interne de l'autre (vert au milieu) ; idem à droite; idem pour les figures rouges ; venant de la droite ou de la gauche, cela forme au point de bitangence la figure du milieu, celle des deux cercles de Villarceau, et dans l'espace les voici (image Wikipedia) :
Voici donc comment deux cercles séparés, les méridiens (à gauche, première figure ci-dessus sous le trait), se transforment en deux cercles concentriques, les parallèles (à droite même figure), en passant par deux cercles entrelacés style anneaux olympiques, les cercles de Villarceau.
Mon dernier ouvrage est sorti le 14 octobre 2010 : Récréations mathéphysiques (éditions Le Pommier) (détails sur ce blog)
J'ai aussi un thème de recherche, l'alterscience, faisant l'objet d'un cours que j'ai professé à l'EHESS en
2008-2009 et 2009-2010. Il était en
partie fondé sur mon second livre, "Einstein, un siècle contre lui", Odile Jacob, octobre 2007, livre d'histoire des sciences (voir billet sur ce blog, et notamment ses savoureux commentaires).